[Billet rédigé par Amandine Pierru-Chantenay, traductrice et membre d’Aprotrad]

Le 19 janvier dernier, le CERCIL Musée Mémorial des enfants du Vel d’Hiv accueillait Olivier Mannoni. Organisée conjointement avec la librairie Les Temps Modernes, cette rencontre-débat avait pour objet la démarche de retraduction d’un ouvrage ô combien polémique : Mein Kampf.
Traducteur de l’allemand, spécialisé dans les textes sur le IIIe Reich, Olivier Mannoni a notamment fondé l’École de traduction littéraire. Les membres présents lors la journée « Passeur·ses de monde » organisée par Ciclic en partenariat avec Aprotrad le 14 octobre 2021 se souviennent sans doute l’avoir entendu à cette occasion.
Sur la table positionnée devant le libraire et le traducteur, Traduire Hitler, livre paru mi-octobre 2022 aux éditions Héloïse d’Ormesson. Un autre volume, bien plus conséquent physiquement, lui sert de présentoir : il s’agit d’Historiciser le mal, paru en mai 2021 aux éditions Fayard. Cet épais volume n’est pas une « simple retraduction » mais une édition critique et commentée, fruit d’une décennie de travail conjoint entre traducteur et historiens. Cette entreprise a naturellement soulevé bien des interrogations et contestations sur lesquelles Olivier Mannoni apporte des éclairages dans Traduire Hitler.
Ainsi, Olivier Mannoni explique que Mein Kampf n’est autre qu’une « tentative de mise en scène wagnérienne d’un clochard qui magnifie tout ce qu’il a fait et tente de se poser en nouveau grand penseur, en intellectuel et homme du peuple providentiel ». Le texte, rédigé dans une « langue délirante, décrit une réalité fictive » à grand renfort de syllogismes et autres raccourcis nourrissant une folie collective.
Se pose alors la question de l’accessibilité : comment traduire dans une langue intelligible sans trahir le texte ?
Dix ans de travail témoignent du caractère épineux de cette entreprise au cours de laquelle Olivier Mannoni n’a jamais cité aucun extrait de la traduction existante. Pendant quatre ans, il se livre à un corps à corps avec ce texte illisible (parfois jusqu’à six adverbes par phrase) mais auquel il est impossible d’apporter la moindre amélioration grammaticale ou formelle sans risquer de le manipuler. Puis, en raison d’un changement de direction éditoriale, on lui commande une nouvelle traduction, au plus près du texte malgré les défauts qu’il comporte.
Bien sûr, la question posée par une jeune femme de l’assistance est sur nombre de lèvres : « Il est fréquent qu’un lien s’établisse entre le traducteur et l’auteur qu’il traduit : quelle est ici la nature de ce lien ? Du dégoût ? De la haine ? » Olivier Mannoni explique qu’ « un acte d’adhésion ou de neutralité à visée de transmission » est coutumier chez les traducteurs. Néanmoins, « lorsqu’il s’agit d’un écrit historique, le traducteur se doit de viser une traduction critique ». Qui plus est, compte tenu de l’étroitesse du propos d’Hitler (par ailleurs très critiqué par nombre de philosophes parmi ses contemporains), il ne le conçoit pas comme un auteur. Mais il explique aussi que la haine n’avait pas sa place car elle aurait nui à la viabilité du projet. Olivier Mannoni compare donc sa démarche à celle d’un mécanicien des mots, démontant les phrases pour en comprendre le sens, ne montrant aucun intérêt pour les idées et se cantonnant à la façon dont elles sont exprimées. Exercice d’autant plus pertinent qu’il permet de déceler le caractère hypnotique de cette langue qui anéantit la pensée et que l’on retrouve chez certains de nos hommes politiques contemporains.
Traduire des mensonges n’a rien d’anodin, mais le faire en s’appuyant sur un savoir tangible et factuel pour que cesse l’aveuglement, tel est le véritable objectif de cette édition critique.
Au-delà de son contenu, Historiciser le mal est également une parution sans précédent pour la chaîne du livre. En effet, il est rare qu’un éditeur publie un ouvrage dans l’objectif d’en vendre le moins d’exemplaires possible. C’est ici le cas et plusieurs mesures « dissuasives » (comme son prix ou l’interdiction aux libraires d’en disposer dans leur fond) ont été mises en place, tentant ainsi de limiter sa consultation aux experts et aficionados de cette période historique.
Un autre membre de l’auditoire s’interroge sur les traductions existantes, dans différentes langues, et sur le fait qu’elles aient ou non été le fruit de commandes. Des explications captivantes d’Olivier Mannoni (que je n’ai malheureusement pas la place de toutes retranscrire ici), on retiendra notamment que cet ouvrage « offert » (vente forcée déguisée) aux jeunes mariés allemands a fait l’objet d’un procès d’Hitler à l’extrême droite française. En effet, cette dernière l’avait fait traduire sans en acquérir les droits. Cette édition fut donc interdite et nombre de copies mises au pilon.
À l’issue de ces deux heures d’échanges passionnants, je suis repartie avec des clés de compréhension mais aussi chargée de questions. La conclusion de cette rencontre fut donc à l’image du projet éditorial dont elle faisait l’objet : inviter chacun à penser et à analyser pour que se poursuive la lutte contre l’obscurantisme.