Traduction, plates-formes et richesse : mise au point

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À l’occasion de la fête du Travail, Rue89 republie un article paru il y a quelques mois et qui avait provoqué quelques remous dans la traductosphère : Cloé, traductrice en ligne : « Je suis passée de très pauvre à plutôt riche ».

Pour résumer, Cloé est une jeune femme de 25 ans, traductrice auto-entrepreneur sur une plate-forme qui met des freelances en relation avec des clients, contre une cotisation pour l’abonnement premium et une commission (8,75 %) sur le coût des missions. Cloé adore son métier et apprécie la flexibilité de pouvoir travailler chez elle et s’occuper de son petit garçon.

Chez Aprotrad, les traducteurs professionnels que nous sommes ont été heurtés par un certain nombre de détails révélés dans l’article :

  • Traduction de « plutôt riche » : environ 1 000 € net par mois
  • Cloé ne cotise pas encore pour la retraite
  • « Au début, je m’étais renseignée sur les tarifs auprès d’autres traducteurs. Ils disaient que 12 cents de dollars le mot, c’était le tarif international. Moi je me suis mise à 3 cents par mot, ce qui était déjà pas mal. »
  • « Quand je pose des candidatures aujourd’hui, je cible les boulots où les clients ne sont pas intéressés par un prix bas mais la qualité. »
  • « Je suis joignable à peu près tout le temps. Quand je me couche vers 3 heures du matin, comme les clients sont dans le monde entier, il arrive que certains me contactent en pleine nuit. Je réponds même si je ne devrais pas… »
  • « Cet été, je vais prendre des vacances, au moins deux semaines, même si je vais sûrement travailler car je suis un peu accro. Et puis c’est aussi à peu près notre seule source de revenus… »
  • « Par exemple, la semaine dernière, j’ai traduit la description d’une agence qui fait des publicités dans des magazines de voitures de courses. J’ai travaillé du français à l’anglais. Pour traduire ‘magazine circuits automobile’, j’ai écrit ‘race motors magazine’. »

Passée la première émotion déclenchée par ce naïf aveu d’un dumping intensif, nous avons souhaité décrypter un peu la pratique de cette traductrice qui est certainement représentative d’une partie des jeunes professionnels.

Nous sommes évidemment sensibles à la débrouillardise d’une jeune maman sans travail qui fait des pieds et des mains pour ne pas se contenter du RSA, mais exercer un métier qui la passionne et en tirer de quoi faire vivre sa famille.

Malheureusement, nous pensons, expériences à l’appui, qu’elle s’y prend mal, voire très mal.

Loin de vouloir tirer à boulets rouges sur cette traductrice, nous avons à cœur de rappeler quelques fondamentaux dans l’espoir de voir se raréfier des pratiques qui ne sont jamais profitables à long terme à l’ensemble de la profession.

Point éthique

ON TRADUIT UNIQUEMENT VERS SA LANGUE MATERNELLE

Ce n’est pas pour rien qu’Aprotrad a inclus cette disposition dans sa charte de bonnes pratiques (à paraître prochainement). Lorsqu’on traduit vers une langue que l’on maîtrise moins bien que sa langue maternelle, on peut se faire comprendre, mais pas fournir un résultat aussi précis que s’il avait été rédigé par un locuteur natif. Or faire payer à un client un travail de qualité sous-optimale, ce n’est pas éthique. L’exemple donné dans cet article le montre bien : nos confrères anglophones confirment que « race motors magazine » ne serait pas compris en anglais. Donc à moins que les instructions du client soient « On se moque de la qualité, tout ce qui nous intéresse, c’est que ce soit pas cher et que les lecteurs comprennent à peu près ce qu’on a voulu dire », bannissez pour toujours les traductions vers une langue que vous maîtrisez moins bien.

ON NE PRATIQUE PAS DES TARIFS RIDICULES POUR ÊTRE SÛR D’EMPORTER UN MARCHÉ

Tiens, là encore, c’est un article de notre charte… Il y a à cela deux raisons majeures :

  1. Ce n’est pas rentable : 2 000 mots à 0,03 €, ça fait un gain brut de 60 € pour une journée de travail. Impossible de vivre en France avec ce qui reste de cette somme après avoir payé ses charges sociales, son loyer, son abonnement Internet, sa cotisation à la plate-forme pour le cas qui nous occupe, etc. De plus, il y aura toujours des moins-disants dans les pays où le coût du travail est très bas. Il faut accepter l’évidence qu’un traducteur freelance vivant en France ne peut pas concurrencer le monde sur les prix. Et chercher d’autres stratégies de positionnement, comme une spécialisation pointue par exemple.
  2. Cela fait du tort aux autres professionnels dont les tarifs honnêtes et raisonnables peuvent par comparaison être considérés comme exorbitants par les donneurs d’ordre.

Bonnes nouvelles

  1. La traduction est un métier dont on peut vivre plus que décemment, en payant des impôts et en prenant des vacances. Beaucoup y arrivent très bien. À titre d’exemple, pour 2014, le centre de gestion ARA PL de la région Centre publie un chiffre d’affaires moyen de 47 900 € (de 20 200 € à 87 100 €).

Pour aller plus loin dans le détail des tarifs pratiqués, n’hésitez pas à lire l’enquête de la SFT sur les pratiques professionnelles de la traduction en 2015.

  1. Il y a un marché en dehors des plates-formes ! Dans l’article, Cloé déclare : « Si Elance disparaît, je ne sais pas ce que je ferai… », comme si Elance était son seul client. Outre qu’avoir un unique client est très risqué, Cloé fait erreur. La plate-forme n’est qu’un intermédiaire qui la met en relation avec des clients. Un travail de prospection sérieux lui permettrait de proposer ses services à d’autres intermédiaires comme les agences de traduction et à des clients directs.

Le traducteur russe Dmitry Kornyukhov a publié il y a quelque temps un très intéressant retour d’expérience sur une autre plate-forme bien connue et les raisons qui l’ont conduit à l’abandonner : Is Proz Dead Or Alive ?

 

Pour conclure, rappelons que même si l’on n’aspire pas à une vie sociale trépidante, faire partie d’une association de traducteurs professionnels permet d’échanger des expériences et des conseils très utiles, quelle que soit la phase de développement de son activité.

En outre, la traduction est un métier auquel il convient de se former, et il ne suffit pas d’avoir voyagé ou séjourné à l’étranger pour être capable de bien traduire. Pour en savoir plus sur les formations qui existent, consultez notre liste.

Droits d’auteur illustration : kakigori / 123RF Banque d’images

A propos aprotrad

Créée en 1993 par un groupe de traducteurs. Sise en région Centre, APROTRAD rayonne dans l’hexagone et attire des professionnels basés hors de France. Sa dynamique de partage et de collaboration favorise de fructueux échanges au sein du groupe. L’association soutient les actions de promotion de la profession et la formation de ses adhérents. APROTRAD regroupe près d'une centaine de membres, traducteurs, interprètes, sociétés de traduction, représentants de métiers connexes. Les étudiants en filière universitaire de traduction ont la possibilité d’adhérer à l’association. Pour nous contacter, visitez la page http://www.aprotrad.org/contact.html
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7 commentaires pour Traduction, plates-formes et richesse : mise au point

  1. Yve DELAQUIS dit :

    Merci de continuer à vous/ nous battre, nous qui avons suivi une VRAIE FORMATION de traducteur – et/ou d’interprète de conférence – dans une école reconnue.
    Notre : nos professions linguistique/s ne sont PAS protégées juridiquement et dès lors, seuls l’ajout d’un « dipl. » suivi de l’acronyme d’une telle école, voire d’une association professionnelle nationale (connue/reconnue) peut également contribuer à séparer la graine de l’ivraie.
    Par ailleurs: appliquer le tarif LIGNE traduite (= prix du « produit fini ») de 55 frappes, valable pour TOUTES les langues du monde (à varier en fonction du degré de difficulté du texte) est beaucoup plus réaliste, « contrôlable » par le client,. Je vous le conseille vivement, chères et chers collègues. ABE !
    Moi: http://www.caralingua.com ☺️.

    • Sophie Dinh dit :

      En effet, Yve, l’idéal est d’être diplômé ET bon traducteur 🙂 mais il y a tout de même des cas de très bons traducteurs n’ayant pas de diplôme de traduction…

      • Catherine De Crignis dit :

        Bonjour Sophie,
        Pour ma part j’estime que tant que nous pointerons du doigt les rarissimes bons traducteurs non diplômés, nous continuerons de scier tranquillement la branche sur laquelle nous sommes assis.
        C’est dit en toute amitié !
        Catherine

  2. Henri van der Laan dit :

    à Sophie et équipe rezosocio

    ON TRADUIT UNIQUEMENT VERS SA LANGUE MATERNELLE

    Ce conseil rappelle, comme si besoin était, le principe que tout traducteur professionnel est censé connaître et respecter et que nous avons résumé dans la charte de bonnes pratiques arrêtée lors de notre dernière assemblée générale .

    Bien que traducteur professionnel dûment formé en traduction et rédaction technique, je ne peux souscrire entièrement au «serpent de mer» qui dit qu’on traduirait uniquement vers sa langue maternelle.

    La notion de «maternelle» me paraît toute relative. Il arrive fréquemment qu’une personne immigrée très jeune avec ses parents, fasse ses études dans le pays d’accueil. En l’occurrence, elle continue de s’exprimer couramment dans sa langue d’origine à la maison et, à distance (téléphone, e-mail etc.) avec ses proches, alors que professionnellement elle est plus à l’aise dans sa langue d’adoption.

    Après de nombreuses années de présence ininterrompue dans le pays d’accueil, une personne peut finir par maîtriser la langue acquise mieux que celle inculquée depuis la plus tendre enfance. Ainsi, en devenant traducteur, cette personne sera capable de mettre côte à côte les différents aspects culturels propres au deux langues. Car une langue est bien plus qu’un simple moyen de communication. La langue est un FAIT DE CULTURE. De ce fait, le traducteur, chargé de jeter un pont entre ces deux cultures, devient non pas «bilingue» mais «biculturel». En outre, il est tout à fait pensable que le traducteur acquière pour sa culture d’adoption une AFFINITE plus intime que pour sa culture d’origine. Car qui dit culture dit mode de penser, donc mode de parler, mode de dire le non-dit, voire mode d’humour, de raconter des histoires. Le cas le plus connu est celui de l’intégration du mode de penser slave, germanique ou anglosaxonne dans la culture latine, qui prévaut actuellement dans certaines parties du continent européen (comme la France, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, la Roumanie). Comme la parole représente l’activité la plus fréquente dans sa vie quotidienne de l’être humain, on conçoit qu’en traduction le «point éthique» de notre charte (ne traduire qu’en sa langue maternelle) n’a guère de sens.

    En revanche, je suis d’accord pour dire que la traduction est un métier auquel il convient de se former. Il ne suffit pas d’avoir voyagé ou séjourné à l’étranger pour être capable de bien traduire.

    En outre, je ne saurais affirmer assez l’intérêt à rejoindre une association de traducteurs professionnels [suivez mon regard…]. Elle permet là où les dictionnaires restent muets ou que Google déraille, de profiter pleinement des expériences de ses confrères.

    Salutations confraternelles
    Henri

    • Yve Delaquis dit :

      Entièrement d’accord avec vous, cher Henri, sur la définition de langue maternelle.
      Je suis née à Amsterdam, ai grandi sur 3 continents, l’anglais – le VRAI, le bon, le correct – m’accompagnant dès ma plus petite enfance, puis ai fini en terre romande(avec ma famille)… où le français est devenu mon pain quotidien. Et la langue de toute ma formation de linguiste. Pour cela, la langue de Voltaire, Nougaro, Brel et Grands Corps Malade est ma « langue A », et oui, je peux (aussi en cabine d’interprète) « dépanner » en anglais et en allemand. Mais loin de moi l’idée d’accepter une traduction (ou une conférence) très technique, très juridique, très médicale dans une langue… B, et encore moins dans une langue C.
      Nos CLIENTS n’étant souvent pas/plus en mesure de juger/évaluer leur propre langue, à nous donc de la soigner, de la pratiquer, de la « vendre » correctement. Leurs « J’ai plus ou moins compris, il n’est pas besoin…. de tout traduire, d’être si précis, ma cousine/mon beau-frère a relu et n’a pas tout aimé » ne doivent PAS devenir nos (nouvelles) normes de travail!

      ABE et CQFD encore une fois, dès lors :-)).
      Yve

    • aprotrad dit :

      Bonjour Henri,

      C’est sûrement possible mais au cours de mes 15 ans d’enseignement de master de traduction, je n’ai vu qu’un étudiant, de mère américaine et enseignante et de père français qui avait un niveau de rédaction en anglais presqu’aussi bien que son niveau de rédaction en français. Le décalage est rarement dans la langue parlée mais dans la langue écrite. J’ai également constaté que les personnes que tu décris n’étaient pas les meilleurs traducteurs. C’était l’étudiant qui possédait bien une deuxième langue, ayant une bonne connaissance de la culture des deux pays en question mais surtout une plume dans la première langue (qu’on l’appelle maternelle ou non) qui donnait les meilleurs résultats.

      En ce qui concerne le terme « maternel » on en avait parlé lors de l’AG. On a choisi de garder ce terme parce que c’est celui qui est le mieux compris par nos clients. En l’occurrence, même si Cloé parle bien anglais, ses six ans en Namibie lorsqu’elle était jeune enfant ne lui ont pas donné un niveau suffisant pour savoir que « race motors magazine » est incompréhensible en anglais et contient, en plus, une erreur grammaticale ! Pourtant « elle parle aussi bien l’anglais que le français ».

      Bonne journée ensoleillée

      Rosemary

  3. Excellent billet, bravo Aprotrad. (je ne l’avais pas vu passé au printemps).
    Merci de cette analyse — et d’avoir mis les points sur les i …

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